Gériatrie
Enregistrement électronique de la fragilité à l’hôpital
Pour les personnes âgées hospitalisées, la fragilité liée à l’âge («frailty») représente un facteur de risque important qui peut avoir un effet négatif sur l’évolution de leur état de santé. La détermination automatique de la fragilité à l’aide de données de santé électroniques collectées de manière routinière peut contribuer à identifier précocement le risque de complications et de résultats thérapeutiques indésirables. Dans le cadre du projet collaboratif Swiss Frailty Network & Repository (SFNR) regroupant toutes les chaires de gériatrie de Suisse, un indice de fragilité électronique est actuellement étudié scientifiquement pour la première fois dans une grande cohorte de patient·es âgé·es.
Un syndrome clinique trop peu pris en compte
Le processus de vieillissement humain n’est pas linéaire1 et s’écarte souvent de l’âge chronologique.2,3 Dans la pratique clinique quotidienne, on trouve ainsi des personnes âgées de 70 ans qui semblent nettement plus âgées sur le plan biologique et, en même temps, des personnes âgées de plus de 80 ans qui semblent beaucoup plus jeunes et pleines de vitalité que ne le laisserait supposer leur année de naissance. Tout au long de la vie, différents facteurs externes et internes influencent le processus de vieillissement4 et déterminent ainsi notre âge biologique. La description d’une fragilité liée à l’âge («frailty») comme expression d’une perte accélérée de vitalité et d’un déclin des réserves physiologiques avec l’âge n’est pas nouvelle. Elle a été présentée pour la première fois dans des articles médicaux des années 1980.5
Alors que la fragilité était initialement présentée de manière très générale et hétérogène, la définition et la description primaires se sont développées dans la littérature scientifique au cours des 25 dernières années sur la base de deux modèles prédominants.6 D’une part, il s’agit du phénotype d’un syndrome clinique7 pour lequel cinq caractéristiques cliniques ont été étudiées, notamment la fatigue, l’inactivité physique, une vitesse de marche lente, une faiblesse musculaire et une perte de poids involontaire. Si trois de ces signes ou plus sont présents, on parle de fragilité. Si un ou deux signes sont présents, on parle déjà de pré-fragilité («pre-frailty»), qui doit être considérée comme un stade de risque. Si aucun de ces signes n’est présent, les personnes examinées sont qualifiées comme étant «robust», c’est-à-dire non fragiles. D’autre part, la fragilité peut être décrite par l’accumulation de déficits de santé associés à l’âge à l’aide d’un indice.8 Les variables utilisées doivent alors être associées à l’âge et remplir certains critères.9 Un nombre minimum de 30 variables est nécessaire pour obtenir un résultat valable. Ces variables doivent englober plusieurs domaines fonctionnels ou systèmes corporels (p.ex. si toutes les variables se rapportent à la fonction cognitive, il s’agirait d’un indice cognitif et non d’un indice de fragilité).9 Pour calculer l’indice de fragilité, le nombre de variables anormales est divisé par la somme de toutes les variables examinées. L’indice de fragilité peut alors être présenté sous forme continue ou par catégories, souvent présentées de manière similaire au phénotype (non fragile, pré-fragile, fragile).10
Pour les deux, le phénotype et l’indice de fragilité, la littérature actuelle fournit de plus en plus de preuves d’une forte corrélation du statut de fragilité et de multiples effets négatifs sur l’état de santé des patient·es âgé·es. Dans le secteur hospitalier, cela inclut une mortalité accrue, une hospitalisation plus longue, un risque accru de complications et un risque de sortie d’hôpital moins fréquente dans l’environnement quotidien actuel.11 Chez les personnes âgées vivant dans leur environnement domestique privé en Suisse, la prévalence de la fragilité est de 4% à partir de 75 ans et de 14% à partir de 85 ans.12 Selon le scénario clinique, il faut toutefois partir d’une prévalence nettement plus élevée à l’hôpital, comprise entre 33 et 68%.13 Dans le cadre des soins de base en dehors des services gériatriques ou des centres de traumatologie gériatrique, le statut de fragilité des patient·es âgé·es n’est jusqu’à présent pas enregistré de manière routinière en Suisse.
Les défis chez les patient·es âgé·es hospitalisé·es
Les personnes âgées de 80 ans et plus constituent le groupe de population dont la croissance est la plus rapide dans la plupart des pays européens.14 Elles représentent en même temps une part rapidement croissante des patient·es hospitalisé·es, ce qui est également valable en Suisse.15 Sur la base des données disponibles, on peut déjà supposer de manière générale que ce groupe présente un risque accru d’effets négatifs sur la santé.16 Comme nous l’avons décrit plus haut, l’âge biologique des personnes âgées peut varier considérablement. Par conséquent, les limites d’âge classiques qui se réfèrent à l’âge chronologique, par exemple dans le cadre de l’estimation des risques chirurgicaux ou du risque de complications lors d’interventions médicales, sont généralement peu pertinentes.17 En outre, la plupart des outils classiques de prédiction des risques n’incluent pas le «statut fonctionnel», qui est un meilleur facteur prédictif de la mortalité que, par exemple, la présence d’une multimorbidité chez les personnes âgées.18
Il semble donc opportun de prendre en compte l’état des réserves fonctionnelles des patient·es âgé·es pour une décision clinique globale et individuelle. L’enregistrement du statut de fragilité s’impose à cet effet.17 Il faut reconnaître que les nouvelles directives de différentes sociétés spécialisées recommandent de plus en plus d’enregistrer le statut de fragilité avant d’instaurer des traitements médicaux potentiellement lourds, par exemple une immunochimiothérapie et des interventions chirurgicales majeures, chez les patient·es âgé·es.19–21
Opportunités offertes par la numérisation dans le secteur de la santé
Les débuts de la documentation électronique des données thérapeutiques remontent déjà à 50 ans. Ce n’est toutefois qu’au cours des 15 à 20 dernières années que l’utilisation généralisée d’un dossier médical électronique, ou «courbe», semble s’être établie dans la plupart des domaines de la médecine clinique.22 Entre-temps, de nombreuses cliniques disposent de ce que l’on appelle des «entrepôts de données cliniques» («clinical data warehouses»; CDW) en tant que systèmes centraux de stockage de données.23 Les caractéristiques et fonctions essentielles des CDW sont la consolidation des données cliniques provenant de différentes sources, telles que les dossiers électroniques des patient·es, les systèmes de laboratoire, les bases de données radiologiques et d’autres applications médicales, dans un lieu de stockage unique où les données collectées peuvent être transformées et standardisées afin de permettre une vue uniforme des informations sur les patient·es. Un CDW est en outre idéalement optimisé pour l’analyse de grandes quantités de données et permet d’effectuer des requêtes et des évaluations de données complexes pour la recherche, la gestion de la qualité et l’aide à la décision clinique. Il contient généralement plusieurs années de données cliniques, ce qui permet d’effectuer des analyses à long terme et d’identifier des tendances. Les CDW sont tenus de mettre en œuvre des mesures d’anonymisation ou de pseudonymisation des données des patient·es afin de satisfaire aux exigences de protection des données en vigueur.
Dans la perspective d’une utilisation croissante de l’intelligence artificielle dans le secteur de la santé, il convient de souligner que les CDW modernes sont capables de traiter les données en temps réel ou presque, ce qui permet des analyses et des décisions rapides. Du point de vue de la gériatrie, cela est extrêmement intéressant pour les soins cliniques. Une estimation précoce des risques visant à réduire les complications et les résultats thérapeutiques indésirables chez les patient·es gériatriques peut contribuer à améliorer la réalité des soins.24 Cela permet potentiellement d’améliorer la qualité des traitements, d’éviter les coûts des interventions inefficaces et des réhospitalisations non planifiées, ainsi que d’accroître la satisfaction des patient·es et du personnel soignant. L’établissement d’un enregistrement standardisé de la fragilité pour l’estimation des risques lors de l’admission de patient·es gériatriques à l’hôpital semble donc intéressant aussi bien du point de vue des patient·es que des professionnel·les et de l’économie de la santé.
Pour l’utilisation clinique d’un indice de fragilité dans le cadre des soins aigus, il faut tenir compte, de manière restrictive, du fait que les maladies aiguës dans le cas d’une hospitalisation d’urgence ou d’une présentation aux urgences influencent le degré de sévérité de la fragilité «actuelle», à moins que l’état de santé sous-jacent des deux dernières semaines ne soit évalué.25 Ce facteur ne doit pas être spécialement pris en compte lors d’interventions médicales ou chirurgicales planifiées.
L’enregistrement électronique de la fragilité aujourd’hui et demain
L’enregistrement automatique de la fragilité à partir de données électroniques de santé collectées de manière routinière sous la forme d’un indice de fragilité tel que décrit ci-dessus en est encore à ses débuts dans de nombreux pays.
Le Swiss Frailty Network & Repository (SFNR) est un projet de recherche multicentrique collaboratif étudiant un indice de fragilité électronique (eFI) uniforme. Le projet regroupe les cinq chaires de gériatrie et hôpitaux universitaires suisses associés (Bâle: Pr Dr méd. Reto Kressig; Lausanne: Pr Dr méd. Christoph Bula; Berne: Pr Dr méd. Andreas Stuck; Genève: Pr Dr méd. Gabriel Gold), et est coordonné par la Pre Dre méd. Heike A. Bischoff-Ferrari, DrPH (Zurich) en tant que directrice de recherche.26
Il étudie la corrélation entre l’eFI et la durée d’hospitalisation ainsi que le taux de mortalité à l’hôpital. Parallèlement, il compare les deux méthodes dans un sous-groupe de patient·es gériatriques, qui ont été examiné·es cliniquement pour la fragilité sur la base du phénotype, en ce qui concerne les critères d’évaluation susmentionnés. Les données collectées dans les hôpitaux universitaires suisses ont été regroupées dans un système de stockage central et sécurisé (sciCORE, Bâle) dans le cadre de l’initiative nationale Swiss Personalized Health Network (SPHN).27 L’évaluation scientifique des données est en cours. Les résultats du SFNR fourniront, dans le sens d’une étude de faisabilité, des informations importantes pour la mise en œuvre d’un enregistrement électronique de la fragilité dans le contexte clinique du système de santé suisse.
Il convient de mentionner qu’un grand hôpital d’enseignement américain a déjà mis en œuvre un indice de fragilité électronique dans les dossiers médicaux électroniques.28 Il existe en outre une initiative nationale en Grande-Bretagne, où un indice de fragilité électronique a été établi dans le cadre des soins primaires dispensés par les médecins de premier recours.29
La concurrence potentielle avec d’autres systèmes d’aide à la décision clinique («clinical decision support systems», CDSS) constitue une limite importante à l’utilisation clinique d’un indice de fragilité dans le secteur hospitalier. Il existe désormais un grand nombre de CDSS, qui rivalisent par exemple avec les rappels et les alertes pour attirer l’attention du personnel soignant en charge du cas. On peut citer par exemple l’«early warning score»30, l’«IBM Watson for oncology», un système basé sur l’IA qui analyse les données des patient·es et doit aider le personnel soignant en oncologie à planifier le traitement des patient·es atteint·es de cancer31. Lors de l’utilisation des CDSS, il faut toutefois prévenir ce que l’on appelle l’«alert fatigue» due à des alertes trop nombreuses ou non pertinentes, dans le cadre de laquelle les médecins ignorent de plus en plus les messages des CDSS.32 Parallèlement, il existe également le risque que le personnel soignant fasse trop confiance aux recommandations des systèmes d’aide et néglige son propre jugement clinique. Une dépendance excessive aux CDSS pourrait entraîner à long terme la perte de compétences et d’expériences cliniques importantes. Des problèmes techniques, des erreurs dans les algorithmes ou des bases de données incorrectes peuvent également conduire à des recommandations erronées. Ces risques soulignent la nécessité d’une mise en œuvre minutieuse, d’une surveillance continue ainsi que d’une formation régulière lors de l’utilisation des CDSS et d’un indice de fragilité dans la pratique clinique quotidienne.
La numérisation des écosystèmes médicaux, qui ne cesse de progresser et de se développer, contribuera probablement de manière positive à l’établissement de l’enregistrement de routine de la fragilité pour l’estimation différenciée des risques et le traitement des patient·es âgé·es dans le cadre des soins aigus à l’hôpital. Des exemples de réussite existent aux États-Unis et en Grande-Bretagne.24,29 Pour une mise en œuvre réussie, il est toutefois nécessaire de disposer d’un niveau de connaissances suffisant sur l’implication de l’identification de la fragilité et des adaptations ou interventions thérapeutiques nécessaires ou possibles par le personnel soignant concerné. Par ailleurs, une prise de conscience de l’importance de la fragilité en tant que facteur de risque important dans l’évaluation de l’état de santé des personnes âgées semble nécessaire chez les décisionnaires au sein des directions d’hôpitaux, de la politique de santé cantonale et de l’économie de la santé.2◼
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