Traitement de la douleur
Le recours au cannabis et aux cannabinoïdes en cas de douleurs chroniques
Depuis les années 2000, le cannabis et les cannabinoïdes sont devenus populaires dans le milieu médical, notamment comme alternative aux autres traitements antalgiques de type opioïde. En agissant sur les récepteurs CB1 et CB2 présents dans le système nerveux central et les cellules immunitaires, ils peuvent exercer un effet anti-inflammatoire et antalgique. Cependant, d’autres effets secondaires peuvent intervenir rendant son indication controversée pour le traitement des douleurs chroniques.
Les douleurs chroniques représentent un problème de santé publique avec presque 20% de la population qui en souffre de manière modérée à sévère.1 La prescription des opioïdes a été largement banalisée au début des années 2000 ce qui a malheureusement conduit et favorisé à son épidémie actuelle en Amérique du Nord. À ce même moment est apparu un intérêt croissant pour le cannabis médical et les cannabinoïdes, notamment dans le contexte oncologique comme antiémétique, mais aussi dans le traitement des douleurs chroniques et comme substitution aux opioïdes.2
Les différents cannabinoïdes
Il existe trois formes de cannabinoïdes: les endocannabinoïdes, les phytocannabinoïdes et les cannabinoïdes de synthèse.
Les endocannabinoïdes, endogènes, sont synthétisés dans les neurones postsynaptiques et se lient aux récepteurs CB1 et CB2 couplés à des protéines G présentes sur les neurones présynaptiques. Les deux principaux sont l’anandamide et le 2-arachidonylglycérol.3
Les récepteurs CB1 se trouvent dans les neurones du système nerveux central (substance grise périaqueducale, moëlle épinière, thalamus) et les récepteurs CB2 dans les cellules immunitaires et inflammatoires (microglie) qui modulent les systèmes nerveux périphérique et central.
Les phytocannabinoïdes (marijuana) sont dérivés de la plante Cannabis SativaL. et contiennent généralement les deux dérivés delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) et cannabidiol (CBD).
Les cannabinoïdes de synthèse ou médicamenteux sont composés de THC et de CBD à des taux différents. Le nabiximol (Sativex®), indiqué initialement pour la spasticité en cas de sclérose en plaque, contient environ 50% de THC et 50% de CBD. Le cannabidiol (Epidyolex®), indiqué dans les cas d’épilepsie sévère réfractaire, ne contient que du CBD. Il s’agit des deux médicaments présents dans le compendium suisse. Tous les autres sont des préparations magistrales.
Le THC présente une affinité similaire pour les récepteurs CB1 et CB2 et engendre des effets psychotropes via la stimulation des récepteurs CB1. Il présenterait des effets analgésiques, myorelaxants et antiémétiques. Concernant le CBD, il agirait indirectement sur les récepteurs cannabinoïdes et engendrerait des effets anti-inflammatoires, antiépileptiques et anxiolytiques sans atteinte psychoactive.4
Les cannabinoïdes et les douleurs chroniques
Les douleurs chroniques sont catégorisées en trois entités différentes: les douleurs nociceptives (lésions tissulaires), neuropathiques (lésions nerveuses) et nociplastiques (sensibilisation du système nerveux).5
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Les douleurs nociceptives peuvent être somatiques ou viscérales et sont liées aux pathologies musculosquelettiques comme l’arthrose, les tendinobursites ou les atteintes abdominales viscérales (ulcères, calculs rénaux).
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Les douleurs neuropathiques comprennent les atteintes du système nerveux central (douleurs après AVC, myélite) ou les atteintes du système nerveux périphérique (douleurs postopératoires, postherpétiques ou postchimiothérapie).
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Les douleurs nociplastiques sont une entité relativement nouvelle et comprennent les pathologies comme la fibromyalgie, le syndrome du côlon irritable, les dysfonctions de l’articulation temporo-mandibulaire ou encore la lombalgie primaire. Elles résultent d’une altération de la nociception par une diminution des voies descendantes inhibitrices de la douleur ou encore par une activation du système immunitaire.6
La plupart des études sur les cannabinoïdes et les douleurs chroniques ont été faites dans le domaine des douleurs neuropathiques.
Les dernières revues de la littérature ont comparé les cannabinoïdes synthétiques comme le dronabinol (THC pur) ou le nabiximol (50% THC, 50% CBD) à un placebo ou à un traitement physique (physiothérapie).7,8 Il ressort que ces cannabinoïdes permettent de réduire modestement les douleurs en comparaison aux autres traitements avec un NNTB («number needed to benefit») de 20 (pour 20 patients traités, un patient va obtenir l’effet du traitement) et obtenir une baisse de ≥50% des douleurs. Les douleurs neuropathiques centrales semblaient mieux couvertes.
Récemment une dernière étude s’est intéressée aux effets des cannabinoïdes sur la qualité du sommeil chez les patients douloureux chroniques.9 Elle serait améliorée en comparaison au placebo (6 études analysées avec essentiellement THC ou THC+CBD). En revanche il y aurait significativement davantage de somnolence diurne. Concernant les douleurs, des effets positifs de ces cannabinoïdes ont aussi été retrouvés suggérant un grade de recommandation modéré. Cependant, les effets secondaires, comme les vertiges et les nausées, étaient prépondérants comparés au placebo (grade de recommandation élevé).
Lorsqu’on s’intéresse aux douleurs nociceptives, peu d’études ont comparé l’effet des cannabinoïdes sur les douleurs arthrosiques ou sur les maladies inflammatoires (polyarthrite rhumatoïde). Néanmoins une méta-analyse portée sur huit études a montré des effets bénéfiques des cannabinoïdes sur la réduction des douleurs comparée au placebo.10 L’effet moyen était une réduction de –0,60 sur 10 sur l’échelle visuelle analogique.
Concernant les douleurs nociplastiques, beaucoup d’intérêt a été mis récemment dans l’effet de nouveaux traitements étant donné la difficulté à soulager les patients atteints de pathologies comme la fibromyalgie. À ce sujet, une étude Cochrane a englobé deux études comparant la nabilone (THC synthétique) à l’amitriptyline et la nabilone au placebo sans montrer d’efficacité sur les douleurs.11 Par contre les effets secondaires étaient davantage présents (nausées, vertiges, somnolence).
Une étude a comparé trois différents cannabinoïdes inhalés (THC>CBD, THC=CBD, CBD>THC) et un placebo chez 20 patients atteints de fibromyalgie.12 Le cannabinoïde avec THC=CBD était le seul à induire une baisse de 30% des douleurs comparé au placebo.
Deux revues de la littérature émettent un grade de recommandation faible pour les cannabinoïdes et le traitement des douleurs nociplastiques.13,14 Un traitement au-delà de quatre semaines semblerait plus efficace et seulement après échec des autres traitements de première ligne.
Les cannabinoïdes et les douleurs chroniques cancéreuses
Les douleurs cancéreuses comportent le plus souvent un mix de douleurs nociceptives et neuropathiques. Elles peuvent être dues à la tumeur elle-même et à ses métastases, à la compression mécanique qu’elles engendrent de même qu’à la réaction inflammatoire à leur pourtour. Elles peuvent être dues aussi aux conséquences des traitements de radiothérapie et de chimiothérapie qui génèrent davantage de douleurs neuropathiques en atteignant les petites fibres nerveuses.
Concernant les effets sur les douleurs cancéreuses, cinq études randomisées et contrôlées ont été analysées.15 Le nabiximol (50% THC, 50% CBD) ne produisait pas plus de baisse des douleurs que le placebo, en revanche il engendrait significativement plus d’effets secondaires (vertiges et somnolence).
Prescription et aspects légaux
En Suisse, depuis le 1er août 2022, il est ainsi possible pour tout médecin de prescrire du cannabis médical sans demande d’autorisation préalable à l’OFSP.
Les cannabinoïdes contenant <1% de THC peuvent être prescrits sur une ordonnance normale. Une ordonnance souche est en revanche nécessaire pour des concentrations de cannabinoïdes allant au-delà de 1% de THC. Il convient de documenter la prescription souche via le site: http://gate.bag.admin.ch/mecanna/ afin de garder une traçabilité.
Les cannabinoïdes ne sont généralement pas remboursés par les caisses maladies dans le cadre des douleurs chroniques. Cependant une demande au médecin conseil de l’assurance peut parfois être acceptée dans certains cas.
Certaines pharmacies fabriquent des préparations magistrales sous forme d’huile (THC 0,5% CBD 20% ou THC 2,7% CBD 2,5%) qui permettent une meilleure absorption que les comprimés.
Le début du traitement doit se faire de manière progressive avec des doses faibles pour commencer; pour une solution de THC 0,5% CBD 20%, il convient de débuter avec 0,5mg de THC et 20mg de CBD 3x/j. Les doses peuvent être majorées petit à petit et stabilisées dès l’apparition des premiers effets.
Du point de vue légal, les cannabinoïdes, dont la teneur totale en THC est inférieure à 1,0%, ne sont pas considérés comme des stupéfiants selon l’OTStup-DFI. Ceux dont la teneur est égale ou excède 1% sont passés des stupéfiants prohibés aux substances soumises à toutes les mesures de contrôle par Swissmedic.
En cas de conduite et d’accident sous prise de THC en Suisse, une «tolérance zéro» s’applique avec une valeur limite analytique de 1,5µg/l (=1,5ng/ml) dans le sang, sauf pour les prescriptions médicales où la capacité de conduire est évaluée au cas par cas.
Conclusion
Les effets bénéfiques des cannabinoïdes doivent être pondérés à leurs effets secondaires qui restent dose-dépendants. Toutes douleurs chroniques confondues, il reviendrait à traiter 24 patients pour obtenir un effet positif chez un patient avec une diminution de 30% des douleurs (NNTB 24).16
Concernant les effets secondaires, ils restent dans la majeure partie des cas mineurs et apparaissent chez 26% des patients, dont 13,5% sont d’ordre psychologique (anxiété, paranoïa, hallucinations), surtout au-delà de 24 semaines de traitement. Les effets secondaires sévères (troubles cognitifs, accidents, dépendance) restent rares chez moins de un patient sur 20.17 Au final, sur six patients traités, un patient risquerait de développer des effets secondaires (NNH 6).16
Concernant l’efficacité des divers cannabinoïdes, le CBD seul semble moins efficace que la combinaison CBD+THC ou que le THC seul dans le traitement des douleurs chroniques essentiellement non cancéreuses.18 Cependant moins d’études se sont concentrées sur le CBD seul qui semblerait être mieux toléré.
Au final, le cannabis médical et les cannabinoïdes sont des traitements à considérer en cas d’échec des autres thérapies tout en prenant en compte le profil de chaque patient et leurs comorbidités.◼
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M. Cachemaille, Meyrin© XXXXX